Le Monde daté du 20 juin publie en page 19 mon point de vue sur la Conférence de Rio+20 sur le développement durable. Ce n’était un secret pour personne, la conférence qui a débuté ce 20 juin 2012 au Brésil était mal partie… et ce avant même son commencement ! Je reproduis ici la version intégrale et « non remaniée » de l’article proposé au quotidien du soir, qui explore les raisons de ce fiasco annoncé.
« Rio+20 : un autre monde… ça va pas être possible ! »
par Aurélien Boutaud
Version originale de l’article publié dans Le Monde – 20 juin 2012, p.19
La Conférence internationale de Rio sur le développement durable qui va se tenir à la mi-juin est mal partie. C’est du moins ce que semble penser Gro Harlem Brundtland, que beaucoup considèrent comme « l’inventrice » du développement durable. L’ancienne première ministre norvégienne vient en effet de lancer un appel alarmant à propos des négociations internationales de Rio, qu’elle juge proches du naufrage.
Deux visions du développement durable
Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui au Brésil, il faut remonter au Sommet de la Terre de 1992. La première conférence de Rio avait alors permis de hisser tout en haut de l’agenda politique international les enjeux écologiques, tels le changement climatique et l’érosion de la biodiversité. Pointé du doigt par des ONG qui s’étaient fortement mobilisées, le monde de l’économie et de la finance avait alors fait profil bas. Certes, on se souvient de la rébellion initiée par les signataires de l’appel d’Heidelberg, pour qui la conférence de Rio marquait « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel ». Mais ce remue-ménage médiatique orchestré par l’industrie pharmaceutique n’empêcha pas les chefs d’Etat de signer l’ensemble des textes de la conférence, faisant du développement durable le nouvel axe prioritaire des politiques onusiennes.
C’est donc sur le front de la sémantique que le combat fut mené dans le courant des années 1990 et 2000. Emmené par le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), le monde de l’industrie se lança alors dans une vaste opération de démantèlement du développement durable. Objectif : vider le concept de son contenu potentiellement perturbateur pour la bonne marche du capitalisme. Et en premier lieu, il s’agissait de réfuter l’idée selon laquelle l’accumulation (la croissance) était incompatible avec la sauvegarde de la nature. C’est ainsi qu’une version du développement durable, dite « faible », s’est progressivement répandue dans le paysage intellectuel, avec un argument massue : la technologie finira toujours par nous sortir d’affaire ! Après tout, il suffit d’y croire…
Rio+20 : croissance verte et innovations technologiques
Force est de constater que cet effort de lobbying a porté ses fruits. A Johannesburg, en 2002, le monde économique parvint à faire davantage entendre sa voix. Mais à Rio, en 2012, le triomphe est cette fois-ci presque total. En manoeuvrant habilement afin que « l’économie verte » soit la principale thématique de débat, le WBCSD et ses alliés ont en effet amené chaque acteur à se prononcer sur le noyau dur de la problématique. C’est ainsi que les débats achoppent aujourd’hui sur la question de la croissance – les négociateurs ne parvenant pas à s’entendre sur la nécessité ou non d’inclure cette dernière dans la définition officielle de « l’économie verte ». Le débat peut sembler anodin, mais ils est en fait lourd de conséquences. Car dans un monde où les ressources se raréfient, le seul moyen de préserver la croissance consiste à pressurer toujours davantage la nature afin d’augmenter sa productivité. C’est ainsi que les OGM, la biologie de synthèse, le nucléaire, les nanotechnologies ou encore les techniques de géoingénierie les plus folles (qui proposent par exemple le refroidissement artificiel du climat mondial) pourraient un jour faire partie de l’arsenal de solutions adoubées par les Nations Unies… au nom du développement durable !
Le principal rapport produit par l’ONU en vue de Rio+20 est d’ailleurs assez explicite à cet égard. Ayant pour objet principal « l’économie verte », le document jongle habilement avec le vocabulaire habituellement mobilisé par les tenants de la durabilité « faible ». Sous couvert « d’investissement dans le capital naturel », il fait une large place aux innovations technologiques, présentées comme le principal levier d’action en faveur de l’économie verte.
Mais où est passée l’innovation sociale ?
On l’aura compris, cette vision du développement durable centrée sur l’innovation technologique n’a qu’un but : faire perdurer un système économique fondé sur l’accumulation, la compétition et la course à la productivité. Une autre solution est pourtant envisageable : c’est celle qui consiste non pas à verdir l’économie existante, mais à changer de modèle économique. Cela suggère évidemment une toute autre forme d’innovation, largement absente des débats officiels : l’innovation politique, économique et sociale.
Une utopie ? Peut-être. Mais alors c’est une utopie très concrète dont il s’agit. Car toutes les briques nécessaires à la construction de cet édifice existent déjà bel et bien. C’est d’ailleurs ce que montre un autre rapport des Nations Unies, malheureusement très peu utilisé pour la préparation de Rio 2012 : le global survey on sustainable lifestyles. Publié en 2011, cet ouvrage recense une multitude de solutions opérationnelles qui, en marge du système marchand, ont déjà permis à des dizaines de milliers de personnes et de communautés à travers le monde de changer leurs modes de vie afin de rendre ceux-ci plus écologiques : autoproduction de toutes sortes, bricothèques, ressourceries diverses et variées, cycles courts agricoles, ateliers associatifs, coopératives de production ou de consommation, coaching à vocation de sobriété énergétique, monnaies alternatives et locales, économies circulaires ou de fonctionnalité… Qu’il s’agisse de recycler, optimiser, prolonger la durée de vie des produits, relocaliser la production ou simplement retisser du lien entre les habitants d’un territoire, on est étonnés à la lecture de cet ouvrage par l’ingéniosité de ces « communautés créatrices » et par leur capacité à s’emparer des problèmes les plus complexes.
En décidant d’ignorer ce levier d’action potentiel, le message envoyé par les institutions internationales aux altermondialistes (pourtant venus en force à Rio) a au moins le mérite d’être clair : « un autre monde… ça va pas être possible ! »