06/05/12
Mathis Wackernagel, le co-inventeur de l’empreinte écologique et actuel directeur du Global Footprint Network, vient de se voir remettre coup sur coup le prix Kenneth Boulding et le Blue Planet Prize, deux prestigieuses récompenses dans le domaine de l’environnement. Dans le cadre d’une étude réalisée pour l’Association des Régions de France, nous avions réalisé une interview de Mathis que nous reproduisons ici, pour l’occasion.
De nombreuses collectivités locales engagées dans des démarches de développement durable semblent s’intéresser à l’empreinte écologique. Pouvez-vous nous expliquer l’intérêt d’un tel calcul à l’échelle d’un territoire infranational ?
Mathis Wackernagel : Nous entrons dans une nouvelle ère : l’ère de la raréfaction des ressources naturelles. Aujourd’hui, 80 % de la population mondiale vit dans des pays qui consomment davantage de services écologiques que les écosystèmes de leur territoire ne peuvent en régénérer, en termes nets. Au niveau mondial, nous utilisons ainsi 40 % de ressources en plus par rapport à ce que la planète peut en fournir durablement. Cette situation peut certes se prolonger pendant encore quelques années ; mais elle n’est que temporaire puisque les stocks de ressources s’épuisent et les capacités de séquestration de nos pollutions arrivent à saturation. Les pays, régions et villes qui ne sont pas prêts à affronter cette raréfaction des ressources seront également les plus affectés. Ceux qui sont prêts et qui sont capables de réduire leurs déficits écologiques, seront également ceux qui sauront s’en sortir et gagner des avantages compétitifs.
Aujourd’hui, la plupart des régions à hauts revenus dans le Monde considèrent les ressources naturelles comme un enjeu secondaire. Pourtant, cela nous prendra du temps pour nous sevrer de cette dépendance aux ressources naturelles ; et le coût de ces ressources est à la fois volatile et en hausse continue. Les villes doivent donc investir dans des infrastructures qui les aident à vivre bien tout en consommant moins de ressources.
Finalement c’est assez simple à comprendre : si la valeur d’un bien – tel que l’infrastructure d’une ville, ou ses différentes constructions – dépend de ressources abondantes et bon marché (par exemple un faible coût de l’énergie) ces biens vont perdre de leur valeur lorsque ces ressources deviendront plus chères. A partir de là, l’économie dans son ensemble deviendra plus précaire. Les villes ne peuvent pas se permettre de créer des infrastructures qui perdent de leur valeur au moment même où la situation économique se dégrade elle aussi. Cette approche insoutenable les rend doublement vulnérables. Au contraire, il faudrait se concentrer sur les façons de s’adapter à cette nouvelle ère de contraintes sur les ressources.
Alors, quel est le lien avec l’empreinte écologique ? Evidemment, pour comprendre ces contraintes sur les ressources – au niveau mondial comme local – et afin d’identifier quelles sont les actions les plus efficaces, nous avons besoin d’outils de mesures. Mais identifier les questions clés pour lesquelles il est nécessaire d’apporter des réponses est encore plus important que développer des outils de mesure. Si vous vous sentez concernés par la raréfaction des ressources naturelles, une question clé à laquelle vous avez besoin de répondre est la suivante : quelle quantité de services issus de la nature utilisez-vous ? De quelle capacités naturelles disposez-vous ? C’est précisément à cette question que l’empreinte écologique répond.
Le calcul de l’empreinte écologique a surtout été développé à l’échelle des nations. Un calcul régional est-il aussi précis ? Quelles sont les principales difficultés rencontrées lors du calcul de l’empreinte écologique à l’échelle d’un tel territoire ?
MW : La précision des évaluations dépend de la disponibilité des données. Il y a toujours plusieurs façons possibles d’utiliser des sources de données afin de réaliser un calcul – y compris pour les calculs d’empreinte écologique. Les évaluations nationales sont utilisées comme données de référence, et cela peut faciliter les évaluations régionales même en l’absence de données statistiques détaillées au niveau local. En théorie, oui, l’empreinte écologique locale peut être évaluée ; mais selon les cas la résolution et la précision du calcul peuvent ne pas être très bonnes.
Toutefois, les évaluations ne doivent pas se limiter à la question de la disponibilité des données. Il faut aussi mettre en évidence les thèmes sur lesquels les données statistiques manquent cruellement. Nous nous comportons comme une personne qui aurait perdu ses clés dans une allée sombre, mais qui ne les chercherait que sous les lampadaires de la rue parce que c’est trop sombre ailleurs. En d’autres termes, si les Régions ne sont pas satisfaites du niveau actuel de détail des calculs d’empreinte écologique, c’est vraiment à elles de s’assurer que les données peuvent être fournies afin d’effectuer de meilleures évaluations. Je pense que les Régions ne peuvent plus se permettre d’ignorer de combien de ressources naturelles elles disposent et combien elles en utilisent.
Il existe plusieurs façons de calculer l’empreinte écologique. Pouvez-vous nous expliquer les différences entre ces approches (TES vs MUSC), ainsi que leurs principaux avantages et inconvénients ?
MW : Il y a plusieurs façons de calculer une empreinte écologique régionale : de bas en haut (bottom up), en inventoriant tous les flux de ressources et en les traduisant en surfaces. Ou de haut en bas (top down) : en se référant à l’empreinte écologique nationale et en estimant les variations des consommations régionales par rapport aux moyennes nationales.
La seconde méthode est probablement plus simple et plus sûre. Au sein même de cette seconde méthode, plusieurs options sont possibles. On peut utiliser les tableaux entrées sorties ou mieux, des modèles multirégionaux d’analyses entrée sorties, afin de décomposer les évaluations nationales en catégories d’activités plus précises. Cela peut faciliter les évaluations régionales. Toutefois, cette décomposition peut également être réalisée grâce à des jeux de données statistiques classiques sur la consommation. Si les modèles multirégionaux d’analyses entrée sorties sont plus robustes mathématiquement, ils ont souvent une résolution plus faible et dépendent de la traduction de flux de ressources physiques en flux monétaires, ce qui peut fausser significativement la réalité. Il y a encore beaucoup de recherche à réaliser pour s’assurer que ces méthodes produisent des résultats les plus justes possibles.
Que pensez-vous du possible développement de l’empreinte écologique en France ? Encourageriez-vous les Régions françaises à calculer leur empreinte écologique dans un tel contexte ?
MW : La France a des institutions statistiques très solides, ainsi qu’une certaine tradition d’évaluation des politiques publiques. De ce fait, la France pourrait être un leader pour développer ce type de réflexions. Mais cela ne doit pas être la seule motivation. Les enjeux sont beaucoup plus vastes. La France est mieux dotée en ressources naturelles que la plupart des autres pays européens, mais elle présente toutefois une situation de déficit écologique. Si la France veut réussir dans un monde dans lequel les contraintes sur les ressources sont fortes, elle a besoin de bons indicateurs pour identifier ses vulnérabilités et ses opportunités. Qui plus est, l’aménagement du territoire et le développement local affectent fortement la plupart des décisions concernant les ressources naturelles ; par conséquent des évaluations et des décisions prises aux échelles régionales et locales peuvent être parmi les plus efficaces et pertinentes, en complément du cadre d’action et d’évaluation national. Ce n’est pas une obligation morale. C’est un besoin aussi pragmatique que celui qui consiste à savoir si les dépenses de votre ménage sont supérieures à vos revenus. Si tel est le cas pendant un certain temps, vous courrez à la faillite !
Retrouvez le site du Global Footprint Network pour en savoir plus sur l’empreinte écologique
Lisez le dernier rapport Planète Vivante présentant les résultats de l’empreinte écologique des nations : c’est ici
Et pour aller plus loin en français, lisez l’ouvrage d’Aurélien Boutaud et Natacha Gondran paru aux éditions La Découverte