15/09/09
Ce texte est ma contribution sur les indicateurs de développement durable, envoyée à la Commissions Stiglitz-Sen. Elle a été reprise sur plusieurs sites Internet – dont le site du Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesse (FAIR), Reporterre ou encore Gaia Scienza. Mais quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’on retrouvait une allusion TRES explicite à cette métaphore dans le paragraphe 36 de la synthèse des recommandations de la Commission. Comme quoi, parfois…
Plusieurs textes du collectif FAIR mis en ligne sur cette page reflètent une opposition à l’un des indicateurs proposés par la « commission Stiglitz-Sen » (CSS), si toutefois il devait occuper une place prééminente. Cet indicateur, l’ENA, épargne nette ajustée, supposé refléter le développement durable des Nations, a été inventé par la Banque Mondiale. Il consiste entre autres choses à évaluer en monnaie, pour en faire la somme, non seulement l’évolution du capital économique classique (machines, bâtiments…), mais aussi le « capital humain » assimilé sommairement aux dépenses d’éducation. On en déduit alors les pertes de capital naturel (en fait une faible partie), converties en monnaie de façon acrobatique sur la base de modèles inaccessibles. Si le total de ces additions et soustractions reste positif, le pays est supposé suivre une trajectoire de développement durable. Dans ce texte humoristique court et savoureux, Aurélien Boutaud tourne en dérision cette méthode en rendant compréhensible son incapacité à servir de repère.
« Sur la planète Shadock, vivaient des Shadocks. L’activité préférée des Shadocks consistait à pomper. Les Shadocks pompaient, pompaient, pompaient. Ils pompaient essentiellement du Cosmogol, dont les usages étaient multiples et variés. Sur la planète Shadock, on utilisait le Cosmogol pour faire tourner des machines de toutes sortes, qui permettaient aux Shadocks de se mouvoir, de travailler, de manger ou encore de se divertir. Bref, on peut dire sans se tromper que le Cosmogol était au cœur de la pompeuse civilisation des Shadocks.
Ainsi donc, pendant des décennies, les Shadocks pompèrent et brûlèrent des quantités tout à fait pharamineuses de Cosmogol. Jusqu’au jour où, l’air saturé de gaz cosmogolique étant devenu irrespirable, et les ressources de Cosmogol venant à manquer, les Shadocks prirent la sage décision de quitter leur planète. « Ce coup-ci, la maison a cramé ! » s’exclama l’un des plus grands Shadocks de tous les Shadocks, lors d’une grande allocution publique. Et dans un tonnerre d’applaudissements, il ajouta : « A présent, on se casse ! »
Ni une ni deux, les Shadocks les plus savants se réunirent afin d’élaborer un vaisseau spatial d’une immense et tout à fait shadockienne sophistication. C’était de la belle ouvrage, pour sûr ! Et d’ailleurs, parmi la population, on ne s’y trompa guère : « Oh ! Le bel engin ! » s’écria-t-on en découvrant la bête. Et on lui donna le joli nom de « mégamachine ».
Ainsi, après avoir bourré les réservoirs de la mégamachine avec les dernières réserves de Cosmogol, nos amis Shadocks s’envolèrent droit dans le ciel, mettant le cap sur une planète qui depuis bien longtemps leur avait semblé plus accueillante – mais qui était néanmoins fort lointaine – et qu’en langage Shadock on nommait « l’astéroïde du Progrès ».
C’est malheureux à admettre, mais certains problèmes shadockiens ne manquèrent pas de se faire jour au cours du grand exode interplanétaire. Il faut dire que la mégamachine avait été construite à la hâte. En particulier, ses commandes de bord étaient très rudimentaires. Partant du principe que l’essentiel était d’aller au plus vite vers le Progrès, les savants Shadocks s’étaient contentés de munir leur tableau de bord d’un seul et unique cadran : le compteur de vitesse. Ainsi, par facilité, les Shadocks avaient fini par considérer que, pour atteindre le Progrès, le plus important était d’aller toujours plus vite.
Mais là n’était pas le seul défaut de la mégamachine. A partir d’une certaine vitesse, et du fait d’une malfaçon que les savants Shadocks avaient encore bien du mal à s’expliquer, les gaz de combustion du Cosmogol emplissaient peu à peu la cabine où vivaient les Shadocks, rendant l’air de plus en plus irrespirable. Certains Shadocks remarquèrent également que le rendement cosmogolique de la mégamachine diminuait fortement à partir d’une certaine vitesse. Ainsi, l’accélération continue de la mégamachine, que tout le monde considérait à l’origine comme vertueuse, se vit progressivement remise en cause par certains mauvais esprits – dont on soupçonna rapidement qu’ils ne voulaient pas du Progrès. A quoi bon accélérer encore, disaient ces mauvais esprits, si cela devait se traduire par un gaspillage disproportionné de Cosmogol, et une pollution accrue de l’air ambiant ? Et pourquoi ne pas ralentir, si le voyage vers le Progrès venait à être menacé par cette utilisation irraisonnée de Cosmogol ?
Diantre ! La question n’était pas mince. Le capitaine Sharkozy décida donc de réunir les plus grands savants Shadocks au sein d’un grand conseil : la Commission des Shadocks les plus Savants (CSS). Et les débats furent houleux.
Car entre temps, certains Shadocks, moins savants que les grands savants (mais tout de même un peu savants), avaient élaboré un outil qui permettait de mesurer l’état du réservoir à Cosmogol : la jauge cosmogolique. La population des Shadocks trouvait cela très astucieux. En comparant la vitesse et l’état du réservoir à Cosmogol, on pouvait ainsi estimer la vitesse optimale de déplacement : celle-là même qui permettrait à la mégamachine de voler le plus durablement possible – c’est à dire sans gaspillage inutile. Et les conclusions de ces « savants moins savants que les grands savants » étaient claires : pour arriver au bout du chemin, il fallait urgemment réduire la vitesse de la mégamachine Shadock.
Les grands savants Shadocks de la CSS ne se laissèrent pas impressionner par de si futiles conclusions. A quelques exceptions près, ces thermodynamiciens de haut vol n’appréciaient guère que de vulgaires bricoleurs de jauges portent un jugement sur la manière dont devrait fonctionner leur shadockienne mégamachine. « Qu’est-ce que c’est que ces tocards ? » se demanda-t-on au sein de la Commission. Les grands savants firent remarquer que réduire la vitesse rendrait le voyage plus long. Or, personne n’avait envie que le voyage soit plus long – surtout dans les conditions rendues si peu agréables par les émissions de gaz cosmogolique. Raisonner ainsi, c’était vouloir aller à l’encontre du Progrès. Par conséquent, ajouter une jauge cosmogolique au tableau de bord ne servait à rien : mieux valait améliorer la précision du compteur de vitesse de la mégamachine, ce qui permettrait de ne garder qu’un seul et unique cadran.
Pour ce faire, les savants de la CSS mirent toute leur finesse et leur grande intelligence en branle, et ils parvinrent à une conclusion éminemment shadockienne : il suffisait de corriger la vitesse réelle de la mégamachine en retranchant une vitesse fictive négative obtenue en convertissant les pollutions et l’épuisement du Cosmogol en perte de vitesse. Il va sans dire que les Shadocks savants prétendaient maîtriser parfaitement cette technique de conversion, où tout pouvait s’exprimer en vitesse. Ainsi, si la vitesse réelle restait supérieure à la vitesse fictive négative, alors le nouveau compteur de vitesse ajustée continuerait d’afficher une avancée. Cette « vitesse nette ajustée » (c’est ainsi qu’ils la nommèrent) pourrait ainsi continuer à être la meilleure mesure possible de la durabilité du voyage de la mégamachine vers son objectif inconditionnel : le Progrès.
La masse des Shadocks, elle, aurait préféré qu’on utilisât une jauge. La masse n’y comprenait que plouc, à toutes ces élucubrations savantesques. Elle n’arrivait plus à suivre, la masse. Elle était larguée, la masse. « C’est bon signe ! » s’écrièrent les savants qui, arrivés à ce point fondamental de leur réflexion, ne manquèrent pas de s’auto-célébrer. Quelle hauteur de vue ! Quelle finesse ! Quelle subtilité ! Plus personne n’y comprenait rien !
Mais pour bien faire, il restait encore à transformer les quantités de Cosmogol et de gaz cosmogolique en une unité de mesure de vitesse. Le problème fut vite résolu par nos grands savants, qui se mirent à réaliser des enquêtes auprès des Shadocks afin de les interroger sur leur consentement à voyager moins vite, ou à respirer un air meilleur. « De combien de temps seriez-vous prêt à allonger le voyage vers le Progrès pour garder un air respirable ? » leur demandait-on par exemple. « Ben, j’en sais rien » disait la plupart d’entre eux. Mais dans le tas, il en restait toujours suffisamment qui répondait afin que l’on puisse en faire de shadockiennes équations. La moyenne des temps ainsi savamment obtenue, rapportée au temps de voyage estimé en prenant en compte la distance restante et la vitesse probable de la mégamachine, était ensuite transformée en vitesse moyenne, qu’il suffisait alors de retrancher de la vitesse réelle de la mégamachine pour obtenir sa « vitesse nette ajustée ». C’était vraiment très beau.
Mis bouts à bouts, ces travaux d’une immense finesse permirent ainsi de démontrer la grossièreté des raisonnements des « bidouilleurs de jauge » (comme les appelaient en riant les thermodynamiciens de la CSS). Un exercice rétrospectif prouva en effet que la « vitesse nette ajustée » avait toujours été corrélée à la vitesse réelle. Autrement dit, la vitesse réelle avait toujours été supérieure à ce que les savants Shadocks de la CSS appelaient désormais la « vitesse négative ». Et tout laissait à penser qu’il en serait de même à l’avenir. Pour s’assurer que la « vitesse nette ajustée » continuerait bel et bien d’être positive, la CSS se permit même de formuler une suggestion à l’endroit du capitaine : « Un bon coup d’accélérateur, nom de Dieu ! »
Le capitaine Sharkozy fut ravi. Il fit une grande fête pompeuse pour célébrer la clairvoyance de la Commission des Shadocks Savants. Et chacun se vit remettre une belle médaille Shadock, ainsi qu’une paire de talonnettes. »
Aurélien Boutaud, 2009