L’échec de la Conférence de Rio+20 s’accompagne d’une évolution du vocabulaire assez significative. S’il s’agissait encore, il y a 20 ans, d’essayer d’inventer une forme de développement alternatif (dit « durable »), c’est aujourd’hui davantage l’adaptation, la résilience et la transition qui sont à l’ordre du jour. Cet article, rédigé pour la revue M3, questionne cette évolution : un simple changement de vocabulaire ? Pas si sûr…
02/02/13
La transition : l’après développement durable ?
par Aurélien Boutaud
Article publié dans la revue de prospective territoriale M3, n°4, pp.16-19
La Conférence de Rio+20 sur le développement durable s’est achevée au mois de juin dernier sur un constat d’amertume et d’échec. Vingt ans après le Sommet de la Terre, et malgré une situation écologique de plus en plus alarmante, les chefs d’Etat et de gouvernement se sont séparés en ne prenant aucun engagement concret en faveur de l’environnement. L’évolution du vocabulaire utilisé depuis le Sommet de la Terre traduit d’ailleurs assez bien ce pessimisme ambiant : s’il était encore question il y a vingt ans d’inventer une nouvelle forme de développement durable, c’est aujourd’hui davantage l’adaptation voire même la résilience qui sont à l’ordre du jour. Comme si les perturbations écologiques n’étaient plus évitables. C’est dans ce contexte de désillusion à l’égard du développement durable et des instances internationales que, depuis quelques années, sont apparues plusieurs initiatives mettant en avant une autre notion : celle de transition.
Qu’entend-on par transition ?
Le terme de transition a été utilisé dans l’analyse des systèmes pour décrire un processus de transformation dans lequel un système (naturel ou humain) change de manière fondamentale son fonctionnement et son organisation. La transition correspond donc à une phase de changement profond d’un système : le passage d’un état d’équilibre à un autre.
On trouve une multitude d’exemples de transition, aussi bien dans la nature que dans les systèmes humains. Un pan entier de la science politique s’intéresse ainsi à la transition des systèmes sociotechniques[i] – entendus comme un ensemble d’artefacts (objets techniques) et d’acteurs (donc de comportements, de règles, de représentations, de valeurs) qui interagissent afin de répondre à une fonction sociale précise tels par exemple le transport, l’alimentation, l’éducation, etc.
Bien qu’ils soient en constante évolution, les systèmes sociotechniques connaissent dans leur état « normal » une situation d’équilibre dynamique qui dure généralement plusieurs générations. Dans cette configuration « normale », le système évolue constamment en s’adaptant à des pressions qui proviennent soit des innovations apparues en marge du système, soit des macro évènements (contexte géopolitique, macroéconomique ou encore écologique). Il arrive toutefois que la pression exercée par les innovations ou par le contexte macro entraînent des transformations qui dépassent le simple ajustement du système : on assiste alors à une réorganisation profonde de celui-ci, correspondant à une phase de transition.
Par exemple, le système sociotechnique dédié au transport terrestre a évolué au 20ème siècle avec l’apparition de l’automobile, qui a progressivement pris le pas sur d’autres systèmes techniques dédiés au déplacement. Cette transition a duré plusieurs décennies, le temps que différentes innovations soient testées et qu’un ensemble d’acteurs (utilisateurs, fabricants, concepteurs, pouvoirs publics, législateurs) se coordonnent progressivement. Et sans doute ce système sociotechnique sera-t-il amené un jour à muer profondément, soit du fait d’innovations, soit du fait de bouleversements globaux comme la raréfaction des énergies fossiles.
Le transition management : accompagner le changement en stimulant l’innovation…
Cette analyse a posteriori des phénomènes de transition invite à la modestie. Car la transition nous apparaît alors comme un phénomène complexe qui résulte de multiples ajustements s’opérant dans différents secteurs et à différents niveaux de la société. La conséquence première de cette complexité est que les transitions sont à peu près impossibles à prévoir et à diriger. Le mieux que l’on puisse espérer consiste à anticiper certaines évolutions afin de faciliter tel ou tel type de transition.
C’est précisément ce qu’essaie de faire le transition management. Apparu aux Pays-Bas et en Belgique où il a fait l’objet de plusieurs applications[ii], ce mode de gouvernance piloté par les acteurs publics cherche à stimuler et encadrer les innovations afin de les orienter vers davantage de soutenabilité. De manière opérationnelle, les différents acteurs d’un système sociotechnique sont représentés au sein d’un groupe de travail appelé arène de transition qui a pour mission :
- de produire une ou plusieurs visions de la durabilité du système à long terme, ce qui suppose la définition d’une situation soutenable à un horizon de 25 à 50 ans ;
- d’objectiver cette vision, c’est à dire la traduire sous la forme d’objectifs précis et chiffrés (coût pour l’usager, part d’énergie renouvelable, etc.) ;
- et de réaliser un agenda de la transition, ce qui consiste à imaginer les étapes menant de la situation actuelle à celle souhaitée.
Testé en Belgique et au Pays-Bas dans des domaines aussi variés que la construction, l’approvisionnement énergétique ou même la reconversion de certains quartiers, ce premier travail a permis à chaque fois d’identifier des innovations sociales ou techniques porteuses de transformation radicale, que les acteurs de l’arène vont alors s’attacher à explorer en mettant en place des programmes de stimulation et d’expérimentation – sur le modèle des niches d’innovation technologique. Enfin, le processus est complété par une phase d’évaluation qui permet d’intégrer au fur et à mesure de nouvelles informations.
…ou absorber les chocs en renforçant la résilience : les initiatives de transition
S’ils partagent certains constats avec les promoteurs du transition management, les partisans des « initiatives de transition » semblent en revanche moins convaincus par la capacité des niches d’innovation technique à être le moteur essentiel du changement. A l’instar de Rob Hopkins[iii], l’un des leaders de ce mouvement, les transitionneurs pensent que le principal activateur de transition réside dans l’imminence de macro phénomènes comme le pic pétrolier qui devrait entraîner une chute de disponibilité d’énergie fossile liquide, provoquant une onde de choc sans précédent dans presque tous les systèmes sociotechniques. Pour faire face à ce choc, les villes en transition proposent un ensemble de solutions visant à accroître la résilience des sociétés humaines.
La résilience désigne la capacité d’un système à se réorganiser suite à une importante perturbation[iv]. Les centaines d’initiatives de villes en transition qui ont vu le jour au cours des dernières années ont donc pour objectif commun de réduire la dépendance des sociétés humaines à l’égard des énergies fossiles. Concrètement, la plupart des actions proposées vont dans le sens d’un accroissement de l’autonomie des territoires et une relocalisation de tout ce qui peut l’être. Les initiatives de transition privilégient donc l’action et la transformation à l’échelle de communautés locales (villages, petites villes ou quartiers), en favorisant les initiatives issues directement de la société civile. Le mode opératoire des initiatives de transition s’appuie en effet sur la mobilisation d’un noyau dur de citoyens motivés qui vont progressivement chercher à associer un nombre plus important d’acteurs autour de leur démarche. Bien qu’indépendante des autorités publiques, la démarche se veut cependant très structurée. Elle aboutit dans la plupart des cas à la rédaction d’un Plan de Descente Energétique, c’est à dire un document programmatique qui vise à :
- dresser un état des lieux de la fragilité du territoire à l’égard du pic pétrolier (en matière d’alimentation, de transport, de logement, d’économie, etc.) ;
- imaginer comment chaque fonction du territoire pourrait être satisfaite dans 20 ou 30 ans avec deux fois moins d’énergie fossile disponible ;
- élaborer un agenda qui permet de passer de la situation actuelle à celle projetée.
Du développement durable à la transition : doit-on abandonner l’idée de maîtrise du changement ?
Au final, et malgré des différences notables, ces deux mouvements présentent des points communs qui semblent dessiner une rupture assez nette entre la philosophie de la transition et celle du développement durable.
Tout d’abord, la transition invite à considérer les processus de transformation sociale et écologique comme à la fois inévitables et… impossibles à maîtriser totalement. En misant sur la diversité des expérimentations concrètes comme gage d’adaptation au changement, la transition semble faire le deuil d’une certaine volonté de maîtrise et de planification qui caractérisait parfois le développement durable – avec ses cohortes de conventions internationales et autres stratégies nationales. Mais elle le fait sans pour autant verser dans l’illusion d’une régulation par la « main invisible » du marché, en cherchant finalement une nouvelle forme de gouvernance du changement qui s’émancipe à la fois du marché (trop aléatoire) et de la planification d’Etat (trop rigide).
L’autre changement important amené par les mouvements de la transition est qu’ils misent davantage sur une transformation écologique de la société « par le bas », c’est à dire par le biais d’une mobilisation des acteurs à l’échelle des territoires infranationaux… et ce sans attendre finalement grand chose des processus générés « par le haut » dans le cadre, par exemple, des négociations internationales sur le développement durable – dont Rio+20 a une fois de plus montré les limites. Plutôt qu’imaginer que le changement dans nos modes de vie sera généré de façon descendante suite à d’hypothétiques conventions internationales, les mouvements de la transition préfèrent ainsi miser sur la capacité d’innovation des territoires pour générer des changements globaux. Image renversée, en quelque sorte, du « penser global pour agir local » qui a servi de slogan au développement durable dans les années 1990 et 2000.
[i] Pour une synthèse, voir : Geels F.W., Schot J., 2007. « Typology of sociotechnical transition pathways », in Research Policy, n°36, pp. 399-417
[ii] En langue française, voir notamment : Boulanger P-M., 2008. « Une gouvernance du changement sociétal : le transition management », in La Revue Nouvelle, n° 11, pp. 61-73
[iii] Hopkins R., 2010. Manuel de la Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale, Ed. Ecosociété, Montréal
[iv] Voir par exemple : Holling C.S., 1973. « Resilience and Stability of Ecological Systems », in Annual Review of Ecology and Systematics, Vol. 4, pp. 1-23