A l’occasion de la création de la métropole de Lyon, la Direction de la prospective et du dialogue public marque le coup en essayant d’imaginer l’avenir de la métropole. 50 personnalités d’horizons très divers se prêtent ainsi au jeu de la prospective. L’opportunité pour nous d’imaginer comment, en 2050, l’économie sera (enfin) devenue écologique… par exemple, en imposant aux (rares) agriculteurs non biologiques de labéliser leurs produits ‘ »agriculture pétro-chimique » !
Comment l’économie est devenue écologique
20/06/2014
par Aurélien Boutaud
Publié dans Houssais P. (dir.), 2014. La future métropole vue par 50 contributeurs. Ed. Grand Lyon, DPDP, Lyon.
Mon petit fils me prend pour un vieux chnoc. Mais comment lui en vouloir ? Après tout, nous sommes en 2050 et je m’apprête à fêter mes soixante-quinze printemps. Autant dire qu’il a raison, le gamin : je ne suis plus de la première jeunesse ! Mais n’empêche qu’il commence à m’agacer. Depuis qu’il s’est mis à étudier l’histoire contemporaine du début du 21ème siècle, il n’arrête pas de me harceler. Il faut dire que la moitié du manuel scolaire est consacrée aux catastrophes écologiques. Alors bien sûr, me voilà sur le banc des accusés. Et tandis qu’il s’installe dans mon sofa, je sens que c’est à nouveau l’heure du réquisitoire. Je vais en prendre pour mon grade. « Nan mais sérieux, papi, me dit-il en souriant. Sérieux : vous avez failli faire péter la planète, là, avec votre délire ! »
Que voulez-vous que je réponde à une chose pareille, moi ? Ce n’est tout de même pas de ma faute. « Bon, je lui dis en m’asseyant face à lui, bien décidé à lui expliquer ma version des faits. Alors, écoute-moi bien, mon petit : c’est vrai que ça a failli très mal tourner. Mais tout ça, tu vois, c’est à cause du productivisme…
– Du quoi ? me demande-t-il, les yeux écarquillés.
– Du pro-duc-ti-visme !
– Mais c’est quoi ce truc, papi ?
– Eh bien, c’est le modèle économique qui prédominait au 20ème siècle, vois-tu. »
Il fronce les sourcils. « Tu veux dire : à l’époque des esclaves, c’est ça ?
– Mais non, lui dis-je, un brin agacé. Pas les esclaves ! Les salariés ! »
Tandis que je lui serre un verre de jus de pomme, il se met à m’expliquer la différence entre esclaves et salariés, telle qu’il l’a apprise à l’école. « Ah oui, me dit-il, les esclaves c’est quand les travailleurs étaient la propriété des entreprises, c’est ça ? Et les salariés, c’est quand les travailleurs étaient en location…
– Oui, je marmonne. Si tu veux… Enfin bon, peu importe. Tu vois, dans ce système, la plupart des gens devaient gagner de l’argent pour vivre, et travailler pour gagner de l’argent. Ils louaient donc leur force de travail aux entreprises qui possédaient les outils de production. Et comme ces entreprises étaient en compétition les unes contre les autres, elles essayaient sans cesse d’augmenter la productivité du travail – c’est à dire la quantité de richesse produite par travailleur. Elles le faisaient grâce aux progrès techniques, grâce à la mécanisation, grâce à la rationalisation des tâches de production… Tu comprends ?
– Oui, me dit-il. Mais c’est plutôt cool, ça, papi : grâce aux machines, les gens avaient moins besoin de travailler, alors !
– Ah mais non ! Je m’exclame. Non, justement ! Avec ce système, au lieu de se libérer du travail, on s’est mis à produire plus. Il fallait donc consommer davantage également. On a alors inventé la publicité et le marketing, afin que les gens aient envie de consommer toutes ces choses dont ils n’avaient pas besoin mais que les entreprises s’étaient mises à produire en trop. C’est ce qu’on a appelé la société de consommation.
– Naaaaan, glapit-il en secouant la tête. Nan, mais papi, j’hallucine… C’est débile ton truc ! »
Que lui dire ? Je hausse les épaules, je soupire. « Moui, je finis par admettre. Evidemment… aujourd’hui, cela paraît dingue. Mais à l’époque, tout le monde disait qu’il fallait de la croissance – c’est à dire produire et consommer toujours plus. Parce que, évidemment, sans cela, à cause des gains de productivité, il y avait moins de travail. Alors les gens étaient licenciés. C’était le drame : les travailleurs n’avaient plus de quoi vivre, tu comprends ? Et comme tout le monde avait peur qu’il n’y ait plus de travail, il fallait donc produire et consommer toujours davantage, à tout prix, tout le temps, advit eternam.
– Mais c’est ouf, papi !
– Comme tu dis. Et bien entendu, le fait de produire et consommer toujours plus ne pouvait mener qu’à la destruction de la planète : utiliser plus de ressources, épuiser les énergies fossiles, émettre sans cesse davantage de gaz à effet de serre… Et tiens-toi bien : à l’époque, les économistes prétendaient qu’une croissance infinie était possible dans un monde aux ressources finies !
– Ha ha ha ! se bidonne-t-il.
– Tu peux seulement te marrer ! je grogne. Mais en attendant, on se contentait de repousser le problème : il fallait d’abord relancer la croissance, on s’occuperait de l’environnement ensuite. Et c’est comme ça qu’on a bien failli faire péter la planète, comme tu dis. »
A présent, il me fixe droit dans les yeux. Il n’a pas l’air de me croire. Je le lis dans son regard : il se demande si nous avons réellement pu être aussi stupides. A cet instant, j’ai un peu honte, je l’avoue. Honte d’avoir appartenu à cette génération. Alors je me reprends. Je lui raconte comment nous avons su renverser la machine. « Au début du siècle, je lui explique, certains ont commencé à s’organiser autrement. Par exemple, on a vu se développer des centaines de coopératives, ce qui permettait aux salariés de devenir propriétaires de leurs outils de production. Souvent, il a fallu mobiliser des formes d’investissements alternatifs, comme le crowdfunding ou le microcrédit municipal. A Lyon, à cette époque, des étudiants ont par exemple créé Alterconso, la première méta-AMAP, tu sais…
– Ben oui, bien sûr.
– Oui. Aujourd’hui, cela semble évident. Mais à l’époque la plupart des gens faisaient leurs courses dans des supermarchés où ils achetaient des produits issus de l’agriculture pétrochimique qui venaient parfois de l’autre bout du monde. Alors quand ces coopératives locales se sont créées, c’était très nouveau. On pouvait obtenir chaque semaine un panier de produits issus de l’agriculture biologique de proximité, fournis par plusieurs types de producteurs, et sans aucun intermédiaire ! C’était le tout début des circuits courts !
– Mais papi, me dit-il, c’est quoi l’agriculture biologique ? »
Sur le coup, sa question me désarçonne. Et pourtant, c’est évident : il est tout simplement trop jeune pour avoir connu cela. Alors je lui explique qu’à l’époque, les paysans qui produisaient normalement pouvaient apposer sur leurs produits un label qui les différenciait des autres : le label agriculture biologique. Mais il n’a pas l’air de comprendre ce que je lui raconte. « Bon, je lui dis, je sais que c’est difficile à imaginer. Aujourd’hui, les seuls produits étiquetés sont ceux de l’agriculture pétrochimique…
– L’étiquette APC ? me demande-t-il. L’étiquette rouge avec une tête de mort ?
– Oui, c’est ça. Mais à l’époque, l’agriculture normale, c’était l’agriculture pétrochimique…
– Naaaaaan ! »
Il n’en revient pas, le pauvre garçon. Il faut le comprendre, c’est à peine imaginable comme situation. « Et pourtant ! lui dis-je en soupirant, je t’assure que c’est vrai ! Mais revenons-en à notre exemple : tu vois, ces coopératives locales n’avaient plus besoin de rentrer dans une logique de croissance. Une fois qu’elles avaient trouvé leur équilibre, elles se contentaient de parrainer une autre coopérative. Cet essaimage a permis de sortir de la logique de concentration et de compétition dans laquelle s’était enfermé le productivisme. C’est alors que les collectivités locales se sont investies dans la démarche, parce qu’elles ont compris qu’elles avaient intérêt à favoriser ces processus de relocalisation de la production. Elles ont aussi développé des monnaies locales afin d’encourager ces échanges…
– Mais du coup, papi, c’était vachement plus facile de s’occuper d’environnement dans cette économie locale, non ?
– Exactement ! La pollution ne pouvait plus être délocalisée : il fallait donc s’en occuper, produire proprement ! C’est à partir de là qu’on a vu se développer de véritables écosystèmes industriels, dans lesquels les ressources locales étaient optimisées entre producteurs. Plus question de gaspillage ! Recyclage à tous les étages ! A l’époque, on parlait d’économie circulaire ou d’écologie industrielle. C’était vraiment très nouveau !
– Mais alors, dis-moi : l’autoproduction, l’économie collaborative… ça date de quand ?
– Eh bien, à peu près de la même époque. On a d’abord vu se développer des ateliers associatifs, des jardins partagés, des fablabs, des bricothèques, enfin bref : tout plein d’endroits où on pouvait concevoir, fabriquer, personnaliser ou réparer des produits. Comme il y avait de plus en plus de personnes sans emploi, le secteur est devenu plus important. Et très vite, les gens se sont mis à échanger sur Internet les plans des produits qu’ils avaient conçus : c’est comme ça qu’est née l’économie libre. Parce qu’avant cela, figure-toi que les produits étaient protégés par des droits industriels : c’est à dire que les plans appartenaient aux entreprises privées. Et pour en vendre toujours plus, ces entreprises avaient inventé plein d’astuces afin que leurs objets deviennent obsolètes le plus vite possible. Par exemple, si tu cassais une pièce en plastique particulièrement fragile de ton téléphone, tu étais quasiment obligé d’en racheter un entier : soit la pièce de rechange était introuvable, soit la main d’œuvre te coûtait plus cher que le prix du neuf – car à l’époque, tout était fabriqué dans des pays pauvres et pollués à l’autre bout de la planète !
– Mais c’est dingue ! s’exclame-t-il. Enfin, papi, si mon téléphone est cassé, je vais chercher sur Internet le code source de la pièce défaillante et je l’envoie par e-mail à l’imprimerie 3D municipale. Une heure plus tard, la pièce est prête ! Je vais alors la chercher, je prends au passage les outils dont j’ai besoin à la bricothèque de quartier, et hop : c’est réparé…
– Oui ! je lui dis en riant. Je sais bien. Et si jamais tu n’y arrives pas, tu peux te rendre à l’atelier associatif informatique, où quelqu’un t’explique comment faire…
– Ben oui ! »
Il me sourit, puis se lève. « Bon, lâche-t-il en secouant la tête de dépit. Ecoute, papi, c’est pas tout, mais il faut que je m’en aille. J’ai loué une i-pedal-car avec un copain.
– Ah ! je lui dis. Vous allez à la campagne ? C’est bien. Mais alors attends, tiens, il faut que je t’explique comment est apparue l’économie de fonctionnalité… Tu sais que les gens étaient propriétaires de leur voiture, avant ça ?
– Bon, écoute, papi, tu me raconteras ça la prochaine fois, hein ?
– Attends… T’imagines même pas : il y avait des bagnoles partout en ville, c’était l’horreur, un bruit terrible, du bitume… les gamins ne pouvaient même pas jouer dans les rues…
– Bon allez…
– Et puis tu sais…
– Salut papi !
– Attends ! »
Et voilà, ça y est. Il m’a laissé tomber. Il s’en va. Et tandis que je le regarde s’éloigner à travers la vitre du salon, un doute m’envahit : que doit-il penser de moi, à présent ? Avec mes histoires de productivisme, de croissance économique et de société de consommation… sûr que je suis encore passé pour un vieux chnoc !
(A lire également dans l’ouvrage du Grand Lyon, notre article co-rédigé avec Natacha Gondran : « Bienvenue dans l’Anthropocène »)