Retour sur la bataille des empreintes

05/09/2019. Florence Jany-Catrice et Dominique Méda ont dirigé un ouvrage autour des travaux de Jean Gadrey, auquel j’ai eu l’honneur de participer : L’économie au service de la Société (Ed. Les Petis Matins). L’occasion d’un retour sur « la bataille des empreintes environnementales… »

Extrait, Boutaud A.,  « Sortir de l’impasse productiviste : la bataille des empreintes environnementales » pp. 177-183.

 

 

« Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer infiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » C’est à Kenneth Boulding que l’on attribue généralement cette citation célèbre. Précurseur de l’économie post-croissance, l’ancien président de l’American economic association était en effet bien placé pour constater à quel point ses confrères se complaisaient à ignorer les limites environnementales. Les débats extrêmement riches du début des années 1970 sur les limites planétaires, régulièrement réactualisés depuis (au gré de publications scientifiques de plus en plus alarmantes sur l’état de la planète) n’ont malheureusement pas suffi à changer la donne. En France comme ailleurs, l’économie dominante continue en effet à se penser et à s’organiser exclusivement dans la perspective d’une croissance infinie du PIB.

 

Cette cécité surprend d’autant plus que la reconnaissance des limites planétaires a indéniablement progressé dans l’opinion publique au cours des deux dernières décennies. L’élaboration d’indicateurs alternatifs comme l’empreinte écologique n’est certainement pas étrangère à cette prise de conscience. Cet indicateur a en effet permis de mettre en équation la problématique des limites planétaires pour la rendre appréhensible par le plus grand nombre. Et son succès a été tel que certains ont parfois pu comparer l’empreinte écologique à une sorte de PIB environnemental.

 

 

Quelles sont les qualités idéales d’un indicateur cherchant à révéler les limites planétaires ?

 

Pour comprendre la réussite de l’empreinte écologique, il n’est pas inutile de revenir sur quelques-unes des qualités que l’on est en droit d’attendre de la part d’un indicateur qui prétend concurrencer le PIB.

 

-Etre agrégé… sans être monétaire – Comme chacun sait, la force du PIB est d’agréger une infinité d’actes de production et de consommation en un seul chiffre censé témoigner de l’activité économique dans son ensemble. Mais comment opérer un tel exercice de synthèse en matière d’environnement ? Comment synthétiser des enjeux aussi disparates que le changement climatique ou l’épuisement des ressources ? Sans grande surprise, les économistes standard ont tenté de répondre à cette question en accordant une valeur monétaire à ce qu’ils appellent le capital naturel. On comprend toutefois très vite la limite de l’exercice . D’un côté, monétariser l’environnement revient à admettre que toute dégradation de la nature peut être compensée par un accroissement de richesse. D’un autre côté, il est tout simplement impossible de fixer un prix aux services fournis par la nature lorsque ceux-ci sont vitaux pour l’humanité. Par exemple, aucun économiste ne pourra jamais estimer la valeur de la photosynthèse… pour la raison que, sans elle, l’humanité n’existerait plus. Il faut donc trouver une autre manière d’agréger entre eux les enjeux environnementaux, ce qui n’est pas une mince affaire.

 

-Identifier des limites à ne pas dépasser – Un autre point important consiste à fixer des limites. La soutenabilité consiste en effet à léguer aux générations futures un environnement leur permettant de répondre à leurs besoins, or ce legs intergénérationnel suppose concrètement deux conditions : ne pas exploiter les ressources naturelles au-delà de leurs capacités de renouvellement, et ne pas produire davantage de pollutions que les écosystèmes sont capables d’en assimiler. Un indicateur de soutenabilité doit donc impérativement proposer des seuils au-delà desquels une situation sera considérée comme insoutenable.

 

-Imputer l’impact de manière pertinente – Enfin, une troisième qualité importante consiste à imputer l’impact environnemental à ceux qui en portent la responsabilité. Cela peut paraître évident. Pourtant, les systèmes de comptabilité environnementale sont généralement basés sur l’activité ayant lieu sur un territoire donné en additionnant indifféremment l’activité des ménages et celle des entreprises. Conséquence inévitable, la délocalisation des productions les plus polluantes dans les pays pauvres a parfois pu faire croire que les pays riches amélioraient leurs performances écologiques, alors qu’il n’en était rien. Pour éviter ce biais, il est indispensable d’imputer l’impact de la production d’un bien ou d’un service à celui qui en bénéficie in-fine, c’est à dire son consommateur final. C’est précisément ce que s’attachent à faire les indicateurs de la famille des « empreintes ».

 

 

L’empreinte écologique, une première étape dans la mesure des limites planétaires

 

Au début des années 1990, alors que le concept de développement soutenable s’imposait progressivement dans la société, les efforts de construction d’indicateurs synthétiques de soutenabilité se sont considérablement amplifiés. Parmi les outils issus de ces travaux, l’empreinte écologique est probablement celui qui a connu le plus grand succès. C’est aussi celui qui a le mieux su répondre aux trois exigences susmentionnées.

 

-Une unité de mesure physique : l’hectare bioproductif – La première caractéristique de l’empreinte écologique est qu’elle cherche à mesurer cette partie du capital naturel que la science économique est incapable de mesurer : à savoir les capacités de photosynthèse. Base de toute la chaîne du vivant, la photosynthèse est à l’origine de très nombreuses fonctions indispensables à l’économie humaine, comme par exemple la production de ressources biologiques (pour l’alimentation, la construction, la fabrication de textiles, etc.) ou encore la régulation des flux de certains déchets ou polluants (la séquestration du CO2 issu des énergies fossiles, par exemple). Pour fournir ces services de production ou de régulation, il faut donc mobiliser quelque part sur la planète des surfaces de terre ou de mer douées d’une certaine productivité biologique. Par exemple, il faut une certaine surface de pâturage et de culture pour produire une tonne de viande de bœuf, ou encore une certaine surface d’océans pour produire une tonne de sardines, etc. La grande force de l’empreinte écologique consiste à mesurer tous ces services produits par la biosphère sous la forme d’une surface de terre et de mer correspondante. A l’échelle mondiale, l’empreinte écologique de l’humanité s’élève ainsi à 2,6 ha/hab. Celle d’un Français dépasse les 5 ha/hab, celle d’un Etasunien approche les 8 ha/hab, tandis que celle d’un Africain dépasse à peine 1 ha/hab.

 

-Une limite à ne pas dépasser : la biocapacité – Pour être réellement signifiantes, ces surfaces doivent toutefois être rapportées aux limites planétaires. Le second avantage de l’empreinte écologique est qu’elle peut être comparée à la biocapacité mondiale, c’est à dire l’ensemble des surfaces bioproductives disponibles sur Terre. Or cette biocapacité est aujourd’hui de seulement 1,7 ha/hab. Cela signifie que l’humanité consomme davantage de services issus de la biosphère que celle-ci peut en fournir de manière pérenne. Il faudrait l’équivalent d’une planète et demie pour répondre durablement aux besoins de l’humanité, et près de trois planètes si chaque être humain avait le mode de vie d’un Français. Concrètement, ce déficit écologique s’explique par l’épuisement de certaines ressources renouvelables et, surtout, des émissions de CO2 supérieures aux capacités de séquestration de la biosphère.

 

 

Demain, des empreintes environnementales spécifiques

 

En révélant de manière pédagogique le déficit écologique de l’humanité, mais aussi en montrant les responsabilités particulières des pays les plus riches, l’empreinte écologique a largement rempli son rôle d’alerte. En contrepartie, cet outil a été abondamment critiqué, en particulier à cause des approximations nécessaires pour agréger autant de données de consommation en un seul chiffre. De ce point de vue, l’empreinte écologique souffre en effet des mêmes défauts que le PIB. La bonne nouvelle, c’est que de nombreux travaux sont aujourd’hui entrepris pour préciser ce diagnostic grâce à d’autres empreintes environnementales, moins agrégées et donc moins soumises à critiques.

 

-L’empreinte carbone, un cas d’école – L’empreinte carbone est une illustration typique de ces nouvelles empreintes environnementales. Grâce à des bases de données de plus en plus précises retraçant les flux de gaz à effet de serre (GES) incorporés dans le commerce international, on estime aujourd’hui que l’empreinte carbone d’un français est d’environ 10 tonnes de CO2eq/hab/an, soit presque 50% de plus que les émissions du territoire français. Autre constat préoccupant : tandis que la France réduisait ses émissions de GES entre 1990 et 2010, son empreinte carbone augmentait … preuve que les gains constatés jusqu’à présent sont en grande partie liés à une délocalisation des pollutions. L’autre intérêt de l’empreinte carbone est qu’elle peut être comparée à une limite qui correspond par exemple à la quantité de GES attribuable à chaque terrien pour atteindre l’objectif de l’Accord de Paris (limiter le réchauffement climatique à 2°C en fin de siècle). Selon les modes de calcul, ce quota est estimé entre 1 et 1,5 tCO2eq/hab/an. Ce qui revient à dire que, pour avoir un mode de vie soutenable, les Français devraient diviser d’un facteur allant de 6 à 10 leur empreinte carbone.

 

Biodiversité, azote, phosphore… : les empreintes du futur – Au cours de la décennie passée, les travaux scientifiques sur les limites planétaires se sont également multipliés, créant un cadre d’analyse extrêmement fécond pour comprendre les déterminants des équilibres écologiques mondiaux . Pour quasiment chacun de ces enjeux, des seuils d’alerte sont aujourd’hui proposés… et parfois dépassés – c’est le cas en matière d’érosion de la biodiversité ou de déséquilibre de certains cycles biogéochimiques. Dans le même temps, des calculs d’empreinte environnementale ont été proposés pour presque chacun de ces déterminants : empreinte phosphore, empreinte azote, empreinte biodiversité, etc. Le développement de ces travaux devrait ainsi aboutir dans les prochaines années à l’établissement d’un diagnostic extrêmement fin non seulement du déficit écologique planétaire, mais aussi des responsabilités qui s’y rattachent en matière de modes de vie. Comme le laisse malheureusement présager le cas de l’empreinte carbone, il est probable que le diagnostic de déficit établi par l’empreinte écologique sera alors très largement confirmé, et probablement même revu à la hausse.

 

La bataille des empreintes environnementales est donc loin d’être terminée. Mais ces outils permettent d’ores et déjà de donner une idée de la hauteur de la marche à franchir en matière de transition écologique. Et pour tout dire, la hauteur est telle qu’elle devrait a minima nous inviter à faire le deuil de cette croyance absurde en la possibilité d’une expansion infinie. Bien au-delà des chiffres, il s’agit donc à présent de sortir d’un imaginaire productiviste, comme le suggérait Jean Gadrey, pour en inventer un autre, à la fois plus écologique et solidaire.